par coriolan » 29 Aoû 2012 11:19
(suite...)
- Pour quelle raison travailles-tu, Pardès ? Pour vivre. Crois-tu que les animaux vivent de l'air du temps ? Donc ils travaillent à leur façon pour subsister eux-aussi. Mais l'homme a un autre devoir - et c'est là qu'il se différencie de la bête, chef Koupra, là seulement - il a le devoir à l'égard de ses dieux de vivre coûte que coûte et, pour ce faire, de lutter contre les maladies, et contre le temps qui le ronge. Ici, on s'écarte apparemment de la notion de nature pour aborder la notion de culture. La culture est propre à l'homme ; elle est une excroissance naturelle qui exige d'autres travaux dont, bien entendu, on ne trouve aucune trace dans la nature puisque, l'homme étant unique, il n'y a pas de référence de ce genre. Ce sont ces travaux-là inédits qui attendent vos enfants sur le chemin de la vie, les travaux culturels. Mais attention, ces hommes de demain ne devront pas oublier que leur culture est d'essence humaine et que, de ce fait, elle ne doit pas être dissociée de la nature. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, les hommes ne sont pas destinés à dominer la nature, mais à coexister avec elle. La nature est leur mère à tous, et à ce titre elle est celle qui peut leur en apprendre le plus. Voilà ce qu'il faut enseigner à vos enfants tout en les rendant savants, car des savants qui ignoreraient ce principe mèneraient la planète à sa perte. Et je sais de quoi je parle pour l'avoir vu ailleurs...
- Voyons, ô puissante déesse, parvint à dire Koupra, les homme ne seraient-ils pas plus heureux en poursuivant leur vie de nomades ? Toutes ces contraintes me semblent épuisantes !
- Ils seraient plus heureux, c'est vrai ; mais aujourd'hui seulement. La Pagusie est peuplée de milliers et de milliers de nomades qui se regroupent, se sédentarisent et qui, un jour ou l'autre, forts de leur cohésion fondront sur les tribus, les clans qui n'auront pas su ou voulu s'unir. Et les hommes heureux d'aujourd'hui deviendront les esclaves pitoyables de demain.
- Mais nous-mêmes, ô déesse, dit Pardès, n'aurons-nous pas de limites à l'extension de notre territoire ? Engloberons-nous, nous aussi, d'autres clans ?
- Non seulement vous n'asservirez personne, mais au contraire vous refuserez du monde. N'oublie pas que pour se joindre à vous, il faudra préalablement adhérer au Code ou, tant que ce Code n'est pas rédigé, aux principes déjà développés et admis par nous. Quant aux limites de votre extension territoriale, je ne vous en donne pas. "Croissez et multipliez" fait dire Mosel à son dieu Davou, je vous en dis autant, en nuançant toutefois cette consigne : sachez doser votre croissance en fonction de votre occupation des sols, à défaut de quoi vous vous exposeriez, dans le futur, à deux fléaux graves de conséquences, la surpopulation ou la dépopulation ! Nous en sommes loin, c'est vrai, mais si votre civilisation est basée sur ce principe, le principe traversera les âges et traitera préventivement ce que je sais capable de se produire.
- Ta référence constante à la nature est sans doute légitime, ô puissante déesse, hasarda Bonio, toutefois elle peut être dangereuse. De même qu'un homme à la peau noire ne peut avoir un fils à la peau claire, un taré ne pourra qu'engendrer un taré. Or ce rejeton dégénéré, revendiquant son origine, ne manquera pas de faire remarquer que c'est dans l'ordre des choses naturelles et que, de ce fait, il nous faudra bien composer avec lui ! S'inspirant de tes propos, il ne fera aucun effort pour se corriger, et sous prétexte que le roncier ne peut pas donner des glands, cet homme pourra prétendre à la légitimité de ses tares et agir en conséquence. Or cela n'est pas acceptable !
- Tu as raison ; tu n'oublies qu'un détail, c'est que dans une société de chênes, on n'a que faire des ronciers. On les détruit. Ta réponse était dans ta question.
- N'est-ce pas un peu expéditif ? s'indigna Bonio.
- Si, parce que nécessaire !
- Tu oublies que les ronciers existent cependant et que la nature ne les éradique pas, persista Bonio.
- Tu oublies que les chênes ne vivent pas en société dans la nature, répondit Matria du tac au tac. Et c'est là que se mesure la dimension culturelle de l'homme par rapport aux autres espèces, quelles soient végétales ou animales.
- Autrement dit, trancha insolemment Koupra, on ne fait référence à notre mère Nature que lorsque ça nous arrange !
- Que les chênes vivent en société ou non, s'empressa d'intervenir Pardès soucieux d'éviter un nouvel esclandre, les ronciers constituent une réalité avec laquelle il faut effectivement compter, ô puissante déesse ; ils ne sont pas là par hasard, conviens-en. Ils doivent donc participer à l'équilibre de l'ensemble de la nature par une fonction qui nous échappe peut-être, les herbes ne sont réputées mauvaises que tant qu’on n’a pas encore découvert leurs vertus ; peut-être aussi qu'il en est de même pour le dégénéré dont parlait Bonio.
- Ton argument à cheval sur deux « peut-être » ne tient pas mon jeune ami, il décide d’une action présente sur la base d’une espérance future. Quand il faut trancher, c’est aujourd’hui qu’il faut le faire, pas demain ; ton attentisme est celui d’un impuissant qui agit dans l’ignorance et l’espoir – la volonté des faibles, dira l’un de tes descendants – il est coupable ponctua Matria en se levant, mettant ainsi un terme à l'entretien.
Puis la déesse des déesses se retira en souriant car elle venait de réaliser que depuis l'arrivée de Koupra, Pardès aussi bien que Bonio ne la vouvoyaient plus. Le respect était toujours là, certes, et elle veillerait à ce qu'il en soit toujours ainsi, mais certaines barrières psychologiques étaient tombées toutes seules, sans bruit ; et c'était bien. Elle était contente, Matria, enfin la grande communion avec les dieux avait commencé, et c'était Koupra qui en avait été le moteur.
- Au moins ce sauvage ne sera pas venu pour rien ! se dit-elle.
*
En fin de compte, le bouillant chef des nomades fut séduit par ce programme de société et donna son accord. Il n'en serait pas le chef suprême, mais il se fit une raison. D'abord et avant tout, il était un homme de terrain, et sur son terrain à lui, on lui en avait donné la certitude, il serait le seul maître. Ensuite et enfin, sous l'aile des dieux Pardès ne représentait pas grand-chose : en suivant les principes du Code, Koupra ne lui obéissait pas mais aux dieux, même si ces derniers devaient un jour rejoindre le locus. C'était un artifice très acceptable pour l'esprit qu'une telle présentation des choses, et ce fut grâce à cette gymnastique cérébrale que l'orgueilleux chef consentit à n'être que le second.
Dans son camp, chacun s'empressa de suivre son exemple en adhérant au Code, à l'exception de Koi et de deux autres membres de sa famille. Ceux-ci firent savoir, en tant que manuels, que ça ne les intéressait pas de travailler pour la collectivité et, en tant que guerriers, qu'ils ne voyaient pas l'avantage à se faire tuer pour les biens de leurs voisins. D'autre part, et d'une façon générale, la notion de propriété leur étant étrangère ils ne comprenaient pas pourquoi d'autres se fatigueraient ou prendraient des risques pour défendre leurs biens alors qu'ils n'en avaient pas. Koupra tenta, mais en vain, de leur faire valoir les intérêts de la sédentarisation, et la force que pouvait représenter un peuple uni autour d'une loi brandie comme un pavillon. "Rien qu'avec cela, s'emportait Koupra, on pourra modeler le monde à notre guise !" Aucun argument ne les fit changer d'avis, aussi dès que leur position fut bien arrêtée, les dissidents durent quitter le clan séance tenante ainsi que le Code le prévoyait.
Alors Pardès, en tant que chef de la première sphère, donc de la gestion du territoire, fit sortir des hangars les outils et les mécaniques qui avaient naguère fait les miracles dont chacun pouvait en permanence admirer les effets. Puis, tous les membres des trois sphères confondus oeuvrèrent à l'intégration physique du clan Koupra. Mais il fut décidé qu'à l'avenir, en cas d'arrivée aussi massive, ce serait les nouveaux venus exclusivement qui participeraient à leur propre aménagement.
(à suivre)
Allons lentement, nous sommes pressés !